At Mzab, Une Société Amazighe d’Algérie
A l’Epreuve des Temps
Par Hammou DABOUZ
A l’Epreuve des Temps
Par Hammou DABOUZ
Prologue
Les At Mzab[1] (avec un z emphatisé) qui appartiennent au monde amazighe, est une civilisation très ancienne. Les témoignages de cette civilisation remontent aux périodes préhistoriques. De son histoire, les At Mzab possèdent une architecture traditionnelle de renommée universelle. Le Mzab est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1982, ses palmeraies et ses systèmes d’irrigation qui reflètent toute une technicité, sa fameuse tapisserie, son organisation sociale ont pu garder et propulser cette société oasienne au cours des douze derniers siècles.
Ce papier et d’ordre informationnel. Il montrera aussi de manière succincte les relations qui peuvent exister entre une nature inhospitalière et une société amazighe encore profondément attachée à ses valeurs, mais qu'on aurait tort de croire immuable, où la langue amazighe forme l’indispensable socle de son existence, où la religion est gestuellement appliquée, mais infiniment plus profonde qu'on ne l'imagine souvent, où les jeunes générations sont appelées à bien vivre dans le monde de l’humanité qui avance à une vitesse vertigineuse, mais où les leçons du passé doivent bien s'apprendre et servir.
Des sites préhistoriques datant du Paléolithique ont été repérés dans la région, et des indices décrivent la présence de communautés primaires troglodytes dont l'habitat est creusé à même la roche calcaire des collines. Les signes alphabétiques libyco-berbères, quant à eux, sont attestés un peu partout au Mzab. Cependant un énorme travail d’exploration, de repérage, de collecte et de déchiffrement reste à faire pour en connaître la teneur. Si les quelques dizaines cités mortes du Mzab témoignent d'une présence amazighe antérieure à l'avènement de l'ibadhisme, le rite ibadhite, en faisant partie des écoles de la jurisprudence musulmane, s'était propagée dans la région, il y a mil ans. Il n’en demeure pas moins que les connaissances portant sur les premières peuplades qui avaient vécues dans cette région avant son islamisation, demeurent encore très limitées.
Situation géographique, climatique et démographique
Le Mzab, hyper-aride, caractérisé par la sécheresse de l’atmosphère et la grande intensité de l’évaporation qui s’opposent à toute végétation naturelle, est une région de l'Algérie qui, en étant sis dans le Sahara septentrional, se situe à 600 km au sud d'Alger, dans la Wilaya de Ghardaia (Tagherdayt[2], en Amazighe). Cette région s’inscrit dans un ensemble géomorphologique étendu sur un plateau rocheux disséqué de couleur brune et noirâtre dont l'altitude moyenne est de 500 mètres. Ce plateau avait été marqué par la forte érosion fluviale du début du Quaternaire qui a découpé dans sa partie sud des buttes à sommet plat et a façonné des vallées organisée autour d’Ighzer[3] Mzab (Oued Mzab/Vallée du Mzab). C’est à l'enchevêtrement de ses vallées que cette région doit l’appellation de filet.
A propos de la pluviométrie, force est de constater que pendant certaines années bien exceptionnelles, comme au début du siècle passé, en 1991, en automne 1994 et, dernièrement, au début octobre 2008, de violentes crues ont déferlé sur l’ighzer Mzab en causant des pertes humaines et d’énormes dégâts dans les biens.
En l’absence d’un sérieux recensement, on peut sans trop s’éloigner de la réalité dire que les amazighes dans le Mzab constituent actuellement 60% ± 5% (soit 240.000 ± 20.000) des habitants de la Wilaya. La région du Mzab, en offrant tant d’avantages, connait depuis plus d’un siècle, un afflux progressif de populations arabophones notamment nomades de confession malékite. Elle a connu également depuis l’indépendance l’arrivée d’une population amazighophone et arabophone qui exerce dans les différents secteurs économiques.
Origine ethnique des At Mzab
Loin de toute idée simpliste, il est à préciser que le renforcement du peuplement du Mzab serait non seulement consécutif à la chute de l’Etat Rustumide et l’exode définitif des populations de Warejlen (Ouargla) et d’Isedraten (qui étaient déjà amazighes ibadhisés), mais il serait aussi le résultat de la migration dans le temps de quelques familles de la région des Aurès, de l’est algérien, d’une partie de la Libye… et de la Tunisie actuelle. Si les origines géographiques de tamazgha (amazighie) qui traversent cette société du Mzab, se chevauchent bel et bien aux divers plans, les gens ignorent superbement cette donnée pour autant dans la vie sociétale actuelle.
Toutes les données fondées conduisent à dire que l’hypothèse d’Ibn Kheldoun selon laquelle la filiation des At Mzab remonte à l’ancêtre éponyme des Zénètes. Selon cette filiation, les At Mzab sont les frères des At Toujin, At zerdal et At Abdelwad. Et ces trois branches sont issues de la tribu des At Badin frères des At Rached, dont la filiation remonte à Udjana, ancêtre présumé des Zénètes (izenten, en tamazight). C’est une descendance dont l’ascendance éponymique remonte à Imedghasen en passant par les Gétules de la période pré-chrétienne dont une partie s’est jointe aux Garamantes. Selon les données linguistiques, l’appartenance des At Mzab à la branche Zénète est incontestable. Il est bien fondé que la variante amazighe que pratiquent à nos jours les amazighes du Mzab, est très proche de celles dites zénètes telles que tacawit dans les Aurès, tazennatit de la région d’Adrar, Matmata de la Tunisie… et Tarifit dans le nord du Maroc. Quant à l'établissement de la communauté noire et métisse, dans le Mzab, elle est en grande partie le fruit du commerce transsaharien, autrefois florissant mais dont le coup d'arrêt a été amorcé vers 1848, date à laquelle la loi interdisant la traite des esclaves a été promulguée. Toute cette population n’en constitue pas moins un groupe virtuel sans disposer encore pour autant d’un construit symbolique qui le rendrait reconnaissable à travers des signes stables rendant identifiable le contenu d’une identité commune. La question de l’existence de la communauté d’At Mzab va de soi-même, puisqu’elle regroupe des groupes de familles, voire de fractions homogènes les unes aux autres. Les fondements définissant les At Mzab s'articulent autour de quatre critères principaux :
1. Le critère linguistique (emploi d’une variante amazighe dite tumẓabt).
2. Le critère historique (les At Mzab ont en leur actif une préhistoire et une histoire sociale extra-millénaire).
3. Le critère cultuel (les At Mzab font partie du rite musulman ibadhite).
4. Le critère culturel (mode de vie, arts, connaissances pratiques, traditions…).
Rappels historiques
En abordant l’histoire des At Mzab, force est de constater qu’on ne peut que l’intégrer comme une partie de Tamazgha (Afrique du Nord). Comprendre le Mzab d’aujourd’hui, c’est aussi reprendre la voie d’une histoire riche d’événements et de leçons.
A l’ancienne population amazighe proto-tumzabt qui existe dans le Mzab depuis des temps immémoriaux, s’étaient agglutinées des familles amazighes qui avaient trouvées dans cette région meilleur refuge pendant les invasions notamment romaines ; ces populations y avaient édifié des igherman (cités) pré-islamiques. Après l'avènement de l'Islam, et au 7ème siècle de l’ère chrétienne, la population amazighe de cette région a adopté la nouvelle religion. Il y a tout un nombre de vestiges ruines témoignant tout particulièrement que bien des établissements amazighes pré-ibadhites y existent, tels que talezdhit, awlawal, tmazert, bukyaw… Cette population amazighe, disons semi-nomades, vivaient principalement d’élevage et d’agriculture saisonnière. Et c’est à partir du onzième siècle que le monde du Mzab a connu un grand passage historique ainsi qu’un véritable épanouissement marqué par le rite ibadhite qui a été adopté par l’ensemble des At Mzab depuis plus de 10ème siècle. Ce changement de mode de pensée et un nouvel apport démographique amazighe ont poussé la société d’At Mzab à naître telle qu’elle est connue de nos jours. A partir de cette époque, cinq igherman ont été édifiés sur des pitons rocheux, il s’agit de Ghardaïa (Tagherdayt, en langue amazighe), Mélika (At-Mlicet) Bounoura (At-Bunur), Al-Atteuf (Tajnint) et Beni-Isguen (At-Izdjen). Deux autres cités, Berriane (Bergan) et Guerrara (Iguerraren) font partie aussi de la région des At Mzab, mais qui se situent en dehors de la vallée du Mzab ; la première à 45 km au nord, la seconde à 110 km au nord-est.
Vie sociale
Les cités du Mzab sont organisées en une structure lignagère : le lignage ou Taddart selon la taxinomie locale est un groupe de descendants dont les membres revendiquent un ancêtre commun. La descendance se trace à travers les hommes, et l’on est, contrairement à la société des Imuhaq (Touarègues), dans le cas d'une société patrilinéaire. Le Suff[4] (alliance politique entre fractions) est constitué de plusieurs lignages que chacun joue entre autres le rôle de solidarité et d’alliance ; c'est une sorte d'alliance qui n'a pas d'existence institutionnelle, qui peut d'un moment à l'autre changer de configuration. Le choix de quitter ou de demeurer au sein d’un Suff revient ou lignage. Ce choix se fait en fonction des intérêts de conjoncture. On se définit par rapport à une telle ou telle famille et on appartient à un tel ou tel lignage. Chaque cité regroupe des tribus qui, elles, constituent des Suffs. La tribu se structure dans une organisation pyramidale complexe à trois niveaux. Au premier niveau viennent les fractions (tiâcirin), regroupant chacune, sur une base généalogique, un ensemble de Tiddar (familles élargies portant le même nom d’état civil et supposées descendre d’un ancêtre éponyme). La fraction est une unité administrative de base gérée par une assemblée représentative. Elle dispose des biens communs notamment un siège où elle tient les assemblées générales et organise les noces. Au deuxième niveau, un ensemble de fractions forme la tribu, qui n’est généralement pas le fait d’une descendance généalogique, mais plutôt d’une alliance politique permanente entre des fractions et clans. On arrive, au troisième niveau, à l’alliance des tribus sous l’égide des Iâezzaben[5] (religieux ibadhites). C’est pour cela que E.MASQUERAY observa que l’agherm dans la Mzab est une cité de deuxième degré qui, en étant une structure trilitère, représente des ressemblances frappantes avec l’ancienne cité grecque.
Aujourd'hui, le sentiment d'appartenir au Suff a disparu auprès des nouvelles générations. Les mutations que connaît la région ont eu un impact considérable sur les mœurs et les comportements. On assiste à l'émergence de nouvelles formes de conscience individuelle ; et des attitudes propres aux sociétés de type différencié prennent de plus en plus d'ampleur.
Organisation urbaine et architecturale
L’organisation urbaine dans le Mzab est amazighe dans son essence et musulmane dans sa doctrine. Pour mieux comprendre la portée du rite ibadhite, il faut explorer en profondeur dans le milieu socioculturel de ces populations amazighes ayant embrassé l’ibadhisme[6]. L’architecture du Mzab, qui s’intègre dans un environnement spécifique et répond à des besoins stricts, se caractérise par la simplicité. C’est pourquoi il y subsiste des pratiques hostiles au luxe et aux comportements ostentatoires. Partout dans les cités du Mzab, une des grandes énergies de la communauté a été le long des siècles mobilisée pour arriver à ériger sur des tertres les actuels sept igherman en mettant préalablement un savoir-faire déjà consolidé durant l’âge d’or de Tahert, un savoir-faire bien appris et repris, bien revalorisé et maîtrisé par les At Mzab. Il est aussi utile de préciser que le Mzab forme par ailleurs la continuité d’Isedraten[7] (Sedrata) éphémère qui a été ensevelie sous la mer des sables. La fondation des sept cités actuelles (Igherman, sing. d’Agherm) s'était étalée sur une période de presque sept siècles et ce, avec la fondation de la dernière cité de Bergan vers la fin du dix-septième siècle. Ces cités se distinguent par leur architecture spécifique et une organisation de l'espace qui s'articule autour du sacré et du profane (mosquée et cimetière, habitations et marché), un dedans et un dehors qui caractérisent aussi bien la demeure familiale que la cité. Le paysage du Mzab offre un contraste coloré, entre l’ocre rose des monticules, le vert des verdoyantes oasis, le bleu vif du ciel et le bleu pastel des cités dont les maisons sont étagées les unes au-dessus des autres.
L’implantation de l’Agherm se fait sur un tertre dégagé afin de répondre aux quatre principes primordiaux :
1. Protéger la cité de toute incursion et/ou attaque extérieure en mettant à profit les accidents de terrains qui entourent l’agherm.
2. Protéger et dégager les terres cultivables.
3. Mettre à l’abri les habitations et les activités urbaines du ksar de tout risque d’inondation.
4. Avoir la meilleure protection contre les rigueurs climatiques.
L’implantation de l’Agherm avec la palmeraie forme le noyau-socle de la vie humaine qui fait partie d’une étendue géographique. Les espaces vitaux desquels est tributaire la population sédentaire sont comme suit :
1. Agherm (cité fortifiée) : enclos habité et assurant la vie familiale et sociale.
2. Tijemmiwin (Palmeraies) : espaces de subsistance et de fraicheur.
3. Tinḍal (Cimetières) : espace des morts.
Chaque agherm s’organise suivant trois espaces qui sont les éléments de structuration, avec un réseau de parcours (rue, ruelle et impasse) :
1. Centre spirituel sacré, la mosquée (tamesjida).
2. Domaine d’habitation intime (tiddar).
3. Centre public, masculin et profane, le marché (souk).
Le site d’implantation de l’Agherm répond à des besoins, et les diverses données ne favorisèrent que l’idée d’un isolement recherché et sécuritaire et ce, dans le contexte d’une vie oasienne opposant l’intérieur sécurisant et connu de l’extérieur hostile et inconnu. Par conséquent, la société du Mzab était contrainte de subvenir strictement à ses besoins substantiels les plus vitaux que de ses palmeraies créées de toutes pièces dans le désert. Par ailleurs, l'ibadhisme et tamazight comme langue et culture constituent la double cohésion qui fait qu'il est difficile de dissocier un umzab (mozabite) de l'ibadhisme.
Vie culturelle
Une culture qui ne s’actualise pas s’anachronise, pour prendre à coup sûr le chemin qui mène tout droit à la disparition. La diversité, l’expression de soi, la transformation et la prospérité sont le résultat de la vitalité culturelle. La diversité culturelle est autant précieuse que la biodiversité. Dans le Mzab, même si elle est basée sur l’oralité, toute une vie littéraire et culturelle a toujours existé. A présent, le patrimoine immatériel est aussi attesté par un grand fond de manuscrits portant sur les divers domaines historique, linguistique, religieux, juridique, social… et littéraire. Cette multi-richesse avait vite attiré l’attention des européens qui l’ont exploitée dans beaucoup de recherches interdisciplinaires.
La culture dans le Mzab est l'expression la plus profonde de ses richesses. Chaque période historique a laissé une masse de savoir-faire et de connaissances qui ne cessent d'évoluer de génération en génération. Quant aux générations actuelles, il est constructivement de leur devoir de penser à la préservation et à la mise en valeur de tout l'ensemble culturel du Mzab et ce, sous ses différents aspects d'expressions poétiques, techniques… et artistiques. L’emprise sociale de la culture populaire est une réalité nationale et un habitus légitime. L’avenir des At Mzab dépend diamétralement et plus que jamais du rapport de ces derniers aux éléments constitutifs de leur langue et de leur culture amazighe qui sont en symbiose avec leur religion universelle.
Le grand inventaire des contes (tinfas, en amazighe du Mzab) populaires oraux qui, dans une étape ultime, continue de résister à la disparition, nécessite une sauvegarde écrite. Le conte traditionnel se situe en effet à l'articulation de deux types de sociétés, l'une traditionnelle, et l'autre en devenir. C’est un inventaire qui offre un menu varié au plan thématique et selon des typologies variables. Dans un schéma simplifié, les récits peuvent être classés selon trois catégories :
1. Les légendes inspirées des textes sacrés, mais bien adaptés aux réalités géographiques, culturelles, sociales… et économiques.
2. Les récits issus de la région du Mzab et traitant de thèmes spécifiques à cette dernière.
3. les récits inspirés d’œuvres connues et faisant partie des autres cultures (comme « Mille et Une Nuit ») sans rapport avec les réalités historiques de la région.
En excluant les récits de la 1ère catégorie, les autres se manifestent an ayant les caractéristiques suivantes :
§ Du point de vue contenu, les récits narrés sont courts et, des fois, bien très courts (anecdotiques et légendaires).
§ L’anecdote fait relater la genèse d’un adage ou justifier une légende.
§ Le héros est toujours un personnage humble : une veuve, un(e) orphelin(e), une personne pieuse, une fille, etc...
§ Faisant partie de l’oralité, le conte reste malléable (il y a à remarquer que des détails apparaissent et disparaissent d’un conteur à l’autre).
§ Le conte traditionnel n’a pas de propriétaire, il relève du monde des conteuses, et fait partie au fond du patrimoine populaire.
§ Un bon nombre de contes ne connait pas de titres. On fait remarquer que le titre correspond dans la plus part des cas au nom du héros ou à une formule consacrée.
§ Le conte oral est véhiculé par le genre féminin à la veillée.
§ Contrairement aux domaines artistiques tels le chant et la danse, le conte populaire est toléré par les hommes de pieux.
§ Des contes narrés dans le Mzab ont, comme au reste de Tamazgha, leurs versions dans la tradition méditerranéenne.
L’expression orale est le trait marquant des différentes productions intellectuelles et artistiques nées dans le Mzab. Malgré que l’ancien patrimoine culturel véhiculé par la tradition orale (contes, adages, poèmes, proverbes, chants ou toute autre forme d’expression) recèle bien une richesse intellectuelle, morale et artistique d’une grande valeur, tout s’est passé comme si, pour les lettrés (en langue arabe), seule la chose religieuse mérite le soin d’être écrite. Aujourd’hui, on peut dire que le passage d’une production culturelle orale à celle écrite a été marqué par la création du conseil de Tumzabt dans les années 1980 auquel ont pris part des hommes déterminés. Ces sont ces hommes qui ont marqué les tous débuts du passage de la langue amazighe dans le Mzab du stade de l’oral à l’écrit. A présent, le Mzab compte des dizaines d’homme ayant produit des centaines de poèmes et de proses. Le nombre de poètes ne cesse d’augmenter depuis notamment les années 1990, et des recueils de poèmes sont aujourd’hui publiés. Par ailleurs, l'introduction de l'enseignement de tamazight dans le Mzab, qui avait connu ses débuts vers le début des années 1990 au sein de l'institut "El-Islah" de Tagherdayt où a été introduites la matière langue et la littérature tumzabt, a tout particulièrement permis de contribuer à marquer le passage de l’oralité à l’écriture. Et cet enseignement qui résiste à toutes les tentations d’étouffement, dure jusqu’à nos jours.
Par ailleurs, depuis les années 1980, des étudiants du Mzab ont pris l’initiative de prendre en charge leur langue-culture en animant des expositions culturelles aux universités et au sein des associations dont la plus renommée est l’association Bergan pour la protection de l’environnement et la sauvegarde du patrimoine culturel. Dans cette optique, et suite à une demande destinée au HCA, il y avait du 22 au 24 mars 2000 l’organisation par le mouvement associatif, sous l’égide du HCA, de la deuxième édition du Festival de la poésie amazighe à Bergan.
Dans ce temps, deux revues ont été animés (revues Tifawt et Izmulen). Quant aux mass médias, outre la présence de tumzabt à la chaîne 2, la chaîne de Ghardaia, depuis sa création, consacre de manière subalterne un certain temps très insuffisant pour diverses émissions en langue amazighe du Mzab.
Vie artistique
Il est largement admis que la région du Mzab accuse tout un retard dans le domaine du chant d’expression amazighe[8], cela en dépit des inestimables richesses que recèle cette région. Cet héritage richissime et tout un environnement peuvent à l’époque actuelle engendrer une dynamique et un dynamisme sans précédent, tout particulièrement dans la chanson sur laquelle tant d’artistes ont œuvré depuis le début des années 1970 et ce, avec le tout début du chanteur Âadel Mzab, pionnier et père de la chanson tumzabt, qui tout seul, était parvenu à gagner une échelle d’audience au Mzab et en Kabylie.
En dépit d’une histoire de plus de trois décennies, la situation actuelle de la chanson d’expression amazighe du Mzab n’est pas facile à surmonter, cela pour différentes causes. Toute une stagnation risque de peser lourdement sur le devenir de la production de la chanson d’expression amazighe dans cette région. Dans ce papier, il est important de préciser que l’objectif est de faire connaître en bref comment la chanson contemporaine est née dans le Mzab, dans quelles conditions a évoluée et ce, sans entrer dans les aspects thématiques et musicologiques.
Il y a lieu ici de distinguer la chanson du chant traditionnel en tant que forme d’expression pratiquée (dans diverses occasions nuptiales, religieuses et autres) et non accompagnée d’instruments musicaux de mélodie. Dans la présente rétrospective historique, on admet pour la chanson amazighe dans le Mzab trois étapes principales : la première allant du début des années 1970 à la fin des années 1980, la deuxième de la fin des années 1980 à la fin des années 1990 et l’actuelle étape qui a débuté tout juste avec notre entrée au troisième millénaire.
La première étape a connu ses tous premiers débuts grâce à la détermination du chanteur Âadel MZAB que l’histoire retiendra son nom pour toute l’ascendance. Âadel Mzab - le nom « Mzab » se réfère à une région amazighophone de la partie Nord du Sahara algérien -, comme le montre d’ailleurs son nom artistique comportant le terme Mzab auquel toute la société des At Mzab s’attache et par rapport auquel s’identifie, est resté en phase avec sa société, son vécu et le monde qui l’entoure et ce, par fidélité à sa mission artistique et son rôle de chanteur sensé participer à sauvegarder sa culture et sa langue maternelle.
Âadel Mzab a su, grâce à sa persévérance plusieurs fois décennale, donner à la chanson un rôle important dans la participation à la sauvegarde de la culture amazighe et cela, à un moment crucial caractérisé par une multitude de difficultés. Après être parvenu à inscrire la chanson dans un processus de rupture avec les pratiques anti-musicales, il était parvenu à la faire sortir d’un état de sclérose naissant et d’une réversibilité mortelle tout en défiant les circonstances malencontreuses des décennies 1970-1980 qui, à cause que la chanson était considérée comme un tabou/péché, étouffaient cette action artistique depuis sa phase embryonnaire. Concernant ce mot « tabou/péché », il y a à faire remarquer que dans les traditions religieuses, tout ce qui se rapportait aux genres musicaux, artistiques tels la chanson, le théâtre et la poésie étaient strictement interdits par le cercle religieux des iâezzaben. Donc le fait de songer et de s’engager dans la chanson encourait l’auteur une impitoyable inimitié, toute une excommunication et un strict refoulement.
Le chanteur Âadel Mzab, comme l’ont fait d’ailleurs d’autres chanteurs du Mzab, a su et pu vaincre l’interdit tout en exprimant à haute voie et en décrivant la vie de la société amazighe du Mzab. Ainsi, cette démarche artistique s’est inscrite dans une remise en cause de l’ordre établi des années 1970-1980. Les chansons à caractère social et sentimental occupent la place prépondérante de l’œuvre multi décennale de Âadel Mzab. Sa chanson présente un éventail qui mérite d’être étudié de près pour servir d’appui et d’expérience-synthèse.
Les thèmes de la chanson de Âadel Mzab étaient diversifiés. C’était le regard d’un artiste sur des pratiques sociales, sur la religion de la société et les prophètes, sur la fille de son pays, sur la circoncision et le mariage, sur la naissance et la mort, sur les fêtes, sur la nature et sur les événements qui marquent l’histoire contemporaine du Mzab. On évoque ici que le poème « ay anuji » chanté a été in extremis sauvé et tiré d’un répertoire traditionnel (et anonyme). Là on fait attirer l’attention qu’une grande partie du patrimoine immatériel risque de disparaître du champ de notre vécu tant que ce dernier demeure enfouie seulement dans la mémoire collective.
Dans l’évolution de la chanson pendant les années 1980, on a principalement vu l’apparition de deux autres chanteurs ; il s’agit de Slimane Othmane et Djaber BLIDI qui avait diffusé son seul et unique album au milieu des années 1980. La demande était passée d’une étape primaire à une étape qui avait connu du point de vue demande un considérable changement.
La deuxième étape voit l’éclosion de nouveaux chanteurs et troupes musicales encore déterminés à relever le défi pour mener la chanson vers une certitude où tous ses enfants puissent s’épanouir. Âadel Mzab, Slimane Othmane et Djaber BLIDI sont rejoints ainsi par les troupes Itran et Utciḍen, par les chanteurs Alga, Amar KHELILI, Said TAMJERT, Bassa AKERRAZ et bien d’autres qui ont plus au moins travaillé sur la chanson.
Pour que l’histoire le retienne, à l’origine de cette deuxième étape, un groupe, composé par Zitani Hammou et Djamel, Âadel MZAB et Baslimane Mahfoud, a organisé au Centre Culturel de Berriane vers la fin de l’année 1988 deux journées d’étude sur le très modeste itinéraire de la chanson amazighe du Mzab auxquelles ont participé Âadel Mzab et la quasi-totalité des jeunes chanteurs ainsi que des acteurs du folklore de la ville de Berriane. Les organisateurs de ces deux journées ont mis le point sur la nécessité vitale d’inciter et d’aider les nouveaux chanteurs à s’engager dans la chanson d’expression amazighe. Ces deux journées d’étude sur la chanson amazighe du Mzab avaient en effet donné un nouveau souffle à la chanson en réussissant à amorcer une dynamique et à inciter les jeunes chanteurs à s’orienter vers la chanson d’expression amazighe.
Cette deuxième étape se distingue de la première par le changement qu’a connu globalement la scène politique algérienne et, localement, par la naissance d’une génération de chanteurs prêts à prendre en main la destinée de la chanson. Cette génération d’artistes était caractérisée par un esprit de mobilité et de créativité ; c’était grâce à ces efforts déployés que le répertoire musico-thématique existant a connu tout un apport d’enrichissement quantitatif et qualitatif. Pour l’accomplissement de ce travail et pour assurer le contenu thématique des chansons, l’on avait fait appel aux poètes les plus renommés de la région du Mzab, entre autres Abdelouahab AFEKHAR, Salah TIRICHINE, Hammou ZITANI, Ahmed HADJ YAHIA, Youcef LASSAKEUR, Omar BOUSSADA, Omar DAOUDI et bien d’autres. C’est grâce à tous ces acteurs que l’on doit rendre un grand hommage pour leur participation dans la sensibilisation des masses et la redynamisation de la vie artistique. La chanson était à partir de cette étape diffusée à une grande échelle du Mzab via les nouveaux supports, notamment la cassette et le CD. Ne serait-il utile de rappeler que les mass média audio et/ou audio-visuels doivent constituer un véritable moyen de diffusion fort efficace pour toute la production chantée et d’éveil de la conscience amazighe.
Il y a lieu de faire remarque qu’outre la chanson proprement dite, un nombre de troupes de chorales ont depuis les années 1970 été créées. Les plus connues sont Omar DAOUDI, Omar BOUSSADA, Omar BADJOU, Moussa RFISSE, SELLAS et d’autres.
L’opposition entre deux étapes sociales distinctes, passée et présente, nouvelle et ancienne, traduit une rupture définitive au sein de la jeune génération avec la vision traditionnelle de la société et marque la prise en charge de la dimension amazighe exprimée par la chanson. La chanson d’expression amazighe du Mzab est depuis plus d’une décennie avait sensiblement dépassé une première étape qui était très déterminante pour les étapes suivantes.
La troisième étape qui est en cours, a vu la diffusion par Slimane Othmane d’un album de style chaâbi. Et le tout prochain produit musical le prépare le chanteur Djamel IZLI, ex chef de la troupe Utciḍen. Cet album, bien travaillé, sera mis sur le marché international le mois mai 2009. Cet album, au nombre de 8 chansons, est intitulé « TAMEDDURT » (Existence).
La chanson dans le Mzab a dans l’étape actuelle besoin d’encouragement et de plus de chercheurs en matière musicologique et thématique afin d’arriver à réunir les conditions requises et toutes les connaissances qui peuvent servir de repère et de matière première indispensable pour le développement de la chanson d’expression amazighe. L’actuelle étape dont certaines perspectives se dessinent, est celle qui, tout particulièrement, intéresse la classe artistique en raison du rôle qu’on doit jouer pour redynamiser, élargir davantage et faire participer activement de larges franges dans cette entreprise artistique, notamment les poètes et les chanteurs. Il s’agit d’opérer une mise à niveau de la chanson tout en la faisant sortir de ces confins. Dans cette optique, un festival de la chanson amazighe du Mzab sera organisé à Ghardaia (Tagherdayt) du 12 au 18 mai 2009.
Rapport avec d’autres artistes amazighes
En partant du fait de partager un même espace historique et préhistorique, linguistique et culturel, traditionnel et civilisationnel, une prise de contact entres différents chanteurs amazighes doit massivement arriver pour avantager un rapprochement fructueux entre le Mzab et les autres régions de Tamazgha (Amazighie). Il y a lieu de faire remarquer qu’un rapport de complicité entre le Mzab et la Kabylie a bel et bien existé. On évoque ici que des chansons du Mzab ont été reprises par des chanteurs kabyles. Il s’agit de la chanson « ay anuji » de Âadel Mzab reprise par la troupe Tagrawla de Kabylie, du poème « Tamurt n Sehra » de Salah TIRICHINE chanté par le chanteur Ferhat MEHANI, de la chanson « ay anuji » de Âadel MZAB reprise par la chanteuse Ferroudja. Cette dernière artiste a aussi chanté le poème « a lalla zeth izetwan » de Salah TIRICHINE. Il est temps d’inscrire et d’adapter la chanson amazighe aux nouvelles conditions pour la mettre en compétition et ce, pour lui permettre à l’avenir de connaître un développement assez équilibré dans un itinéraire historique propre à toutes les régions amazighes.
La chanson était, reste et sera entre autres un moyen très important et efficient de contribution à la conscience identitaire et culturelle amazighe. Le travail de la chanson reste un investissement de générations, certes immatérialisable, mais qui aura des retombées positives et épanouissantes sur toute la société. La nouvelle génération, quant à elle, est aujourd’hui par excellence le lieu d’audience, de consommation et de production privilégie de la chanson amazighe. En bref, les jeunes sont au Mzab le meilleur facteur et un lieu propice au progrès d’une chanson d’expression amazighe dans son contenu thématique que dans son contenant musical. Les prédécesseurs doivent éveiller dans les nouveaux artistes cette dimension « chanson » pour créer une dynamique capable de faire sortir la chanson d’expression amazighe du Mzab d’une situation de marasme dangereuse.
La crise qui se manifeste un peu partout, doit accélérer une prise de conscience à la hauteur de la marche du monde d’aujourd’hui et de demain. Cette prise de conscience devrait arriver très vite pour sauver cette richesse algérienne du risque d’une disparition. Mais une telle prise de conscience est de nature à bien remettre en cause tout un nombre de problématiques d’ordre administratif, politique… et philosophique. C’est en effet cela qui continue de contribuer à freiner la marche de l’histoire.
Références bibliographiques
· Brahim CHERIFI, 2003. Université de PARIS III VINCENNES-SAINT-DENIS, Thèse pour le doctorat d’anthropologie. « Etude d’Anthropologie Historique et Culturelle sur le Mzab ».
· Joël ABONNEAU, 1983. Université de PARIS I (Panthéon Sorbonne), Thèse pour le doctorat de 3ème Cycle en Art et Archéologie. « PREHISTOIRE DU M’ZAB (ALGERIE – WILAYA DE LAGHOUAT ».
· IZMULEN, Yennar 2951 (2001). Revue de l’Association Culturelle BERGAN, Numéro 01.
· Brahim BENYOUCEF, 1986. Entreprise Nationale du Livre –ALGER, LE M’ZAB : les pratiques de l’espace.
· Djilali SARI, 2003. Editions ANEP, LE M’ZAB : Une création ex-nihilo en harmonie avec les principes égalitaires de ses créateurs.
· A. RAVEREAU, 1981. Editions Sindbad, Paris, Le M’Zab, une leçon d’architecture.
· A. IBN KHELDOUN, Traduction de Slane, Paris, Geuthner, 1934, 4 Vol, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes en Afrique septentrionale.
[1] La forme phonétique « At Mzab », qui, dans un ancien processus d’arabisation, est véhiculée par l’élite arabisante sous formes de « Beni Mzab/Mozab/Mizab/Mosâab », se compose de trois tranches : « At + M + Zab ». En bref, selon les données historiques et linguistiques que l’on n’a pas le temps d’en discuter ici, la deuxième tranche « M » devrait découler de « N » qui, en langue amazighe, est une préposition d’appartenance. La tradition orale chez les imuhaq perpétue à ce jour la prononciation « N Zab ». Le phénomène d’altération de « N » en « M » est un fait attesté en tamazight. Il est utile d’évoquer que l’anthroponyme At N Zab est en soi-même un document historique, révélateur d'un ensemble de données utiles aux chercheurs.
[2] Ce toponyme, pour des raisons qu’il serait long d’évoquer ici, a bien entendu une forme et un sens en rapport avec la langue de l’établissement humain qui l’occupe depuis la nuit des temps. En effet, la forme sémantique de Tagherdayt que l’on a voulu rapprocher de tagherdat/tagherdayt, féminin d’agherda « souris », n’est elle aussi que confusion. Il s’agit là d’un homonyme que l’on a confondu par quiproquo avec le toponyme Tagherdayt.
Selon une hypothèse appuyée, le toponyme Tagherdayt, signifiant « cuvette/dépression » se décompose comme suit : « ta---t » (indices du féminin singulier, dans tamazight) + gher (découlant de iger/ager signifiant champ) + adday (partie inférieure, bas, dessous). Ce qui va en harmonie avec le sens de « cuvette/dépression ». Par ailleurs, en tamazight d’Adrar Nfusa, en Libye, le mot Tagherdayt est bien attesté. Il donne le sens de « terre située au bord de l’oued ».
[3] Ighzer Mzab, d’origine amazighe, est l’authentique toponyme de « Oued Mzab/Vallée du Mzab ». Cette appellation d’oued Mzab, véhiculée dans les écrits, ne cesse d’essayer de supplanter la forme amazighe Ighzer Mzab.
[4] Il est à faire remarquer que le Suff ne se constitue pas sur des bases ethniques et il ne reflète pas une opposition nomades/sédentaires, arabes/amazighes. Tout au contraire, il traverse tous ces clivages, parce qu’appartenir à une ligue est une nécessité qui ne dépend pas de la nature du groupe, ni de son origine, ni de son affiliation religieuse.
[5] Le terme iâezzaben découle du singulier aâezzab qui signifie « reclus » et, par extension, le membre du conseil de la mosquée.
[6] L’histoire qui nous renseigne que l’islamisation de Tamazgha (Afrique du nord) a été grâce à la conquête d’Okba Ibn Nafeâ est en fait fausse. Ce dernier ne fut pas parvenu à propager par les armes la nouvelle religion en Afrique du nord. La preuve est que ce même conquérant avait été au cours d’une bataille tué par l’Agellid amazighe Aksil (Kosseila). Les faits historiques les plus objectifs montrent que l’islamisation des amazighes est le fruit de l’action d’un nombre de missionnaires pacifiques d’un courant de l’islam dit ibadhisme.
[7] Le toponyme Isedraten doit son origine à une tribu amazighe issue des Izenten (Zénètes). La date hypothétique de sa destruction par un chef nommé El-Mançour El-Machriq (dont la nationalité demeure inconnue) remonte à 1274 de l’ère grégorienne. Et une fois cette ville bondonnée par ses habitants, elle a été ensevelie par les sables.
[8] Il y a lieu de faire remarquer que la région du Mzab avait connu depuis les années 1940 des chanteurs amateurs. Ces chanteurs amateurs, en considération de l’hostilité et de la stricte interdiction de la chanson dans le Mzab, chantaient en cachette et imitaient notamment des chanteurs de Chaâbi tels que Dahmane Benachour et Med Hadj El-Anka. Jusqu’ici, aucun chanteur n’avait songé ni pris l’initiative de commencer de chanter dans l’Amazighe du Mzab.